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Novae - Une fin des temps: Le gîte et le couvert Public
Nouvelle

Il leur fallut dix petites minutes de marche, à enjamber les racines, trancher des branches et contourner les ronces pour atteindre le village. Les arbres centenaires, parfois millénaires, cédèrent soudain la place à une immense clairière de boue ocre couverte d'un entassement anarchique de maisons et de cabanes de fortune, faites de planches de récupération, de tôles ondulées à moitié rouillées. Au centre du village s'entassait le plus gros monticule de matériaux qui se révéla, à mesure que les voyageurs approchaient, être un bâtiment. Au-dessus d'une ouverture fermée par une simple toile de jute, un écriteau indiquait 'A berge'.
- On va vous prendre une chambre, annonça Edouardo.
- Je veux rentrer à la maison... murmura Mathias. Il ajouta plus fort : je prends celle avec vue sur la plage ! Espérant que son ami plaisantait.
Devant la porte, leur guide leur demanda de rester dehors, avec les porteurs, afin de surveiller leurs affaires.
- Mais j'aimerais quand même voir les chambres avant de réserver... tenta timidement Karin.
- Ça ne va pas la tête ? Lui répondit Edouardo. C'est un véritable coupe-gorge ce rade ! La semaine dernière, un type s'est fait égorger parce qu'il ne voulait pas rembourser la bière qu'un de ses compagnons lui avait avancée ! Pour deux pauvres euros, le type a été balancé dans le lac ! Ça puait tellement la charogne qu'ils ont fini par appeler la police qui les a débarrassés du cadavre, mais n'a finalement pas retrouvé son assassin qui s'était fait la malle ! Non, vous ne dormirez pas ici. On va continuer la route et dormir à la concession. Je dois juste récupérer un truc et faire une commission au patron, pour qu'ils s'occupent des deux types coincés sur le lac ! Ensuite, on repart au plus vite.
Son arme était désormais clairement visible à sa ceinture, comme pour se faire prendre au sérieux par la racaille locale.
Tandis qu'il passait l’huis, Karin se tourna vers le village et dit à son ami.
- J'ai hâte de quitter cet endroit.
Autour d'eux, des dizaines d'orpailleurs et d'aventuriers de tout crin vaquaient à leurs affaires. Les saluant poliment en les croisant et les gratifiant de sourires édentés où brillait parfois le reflet d'une ou plusieurs dents en or. Malgré la gentillesse et le comportement amical de toute cette foule dépenaillée, Karin ne pouvait s'empêcher de penser au pauvre type, dont le corps fut abandonné des jours durant dans le lac, pour n'avoir pas cédé à un ami trop éméché.
Edouardo sortit de l'établissement quelques minutes plus tard, une petite caisse en bois sous le bras. Il la tendit à Mathias en lui disant :
- Tu veux bien la porter un moment s'il te plait ?
Mathias saisit la petite boite et faillit perdre l'équilibre lorsque le brésilien la lâcha. Tous sauf lui et Karin éclatèrent de rire.
- C'est plus lourd que ça en a l'air, hein ? Lui lança Edouardo.
- Mais qu'est-ce que c’est ? Du plomb ?
- Pas vraiment. C'est un produit qui permet d'amalgamer l'or...
- Mercure... Ce n'est pas interdit depuis 2006 ? Demanda Karin.
- En effet, c'est pour ça qu'on n'en utilise plus. Enfin, plus comme avant. Mais ne t'inquiète pas, notre concession est légale, on travaille proprement. On utilise un alambic, comme ça, on ne pollue pas et on n'empoisonne pas nos orpailleurs !
- Je préfère...
- Tu sais, le sous-sol guyanais est naturellement riche en mercure. Le peu que nous utilisons ne représente rien par rapport à ce dont il regorge déjà.
- Le problème, ajouta Mathias, c'est qu'après évaporation, il devient très toxique. Si tu renverses ta caisse de mercure dans la forêt, tu auras une concentration anormale de mercure en un point, ce qui est déjà très grave. A supposer que tu la répandes uniformément sur une grande surface, cela ne changera pas grand-chose effectivement, mais cela n'arrivera pas, et ce mercure sera chauffé pour extraire l'or amalgamé. Ses vapeurs sont toxiques.
- C'est là qu'intervient notre alambic, qui les capture et nous permet de ne pas polluer.
- Et vous faites quoi, ensuite, du reliquat ? Demanda Karin.
- Dépêchons nous si nous voulons arriver avant la nuit ! L'interrompit Edouardo. Nous en avons pour trois bonnes heures de marche, sans pause pipi !
Il fit signe aux hommes de se mettre en marche, et, chargés comme des mules, ils reprirent la route le pied léger et pour la plupart nu. La colonne disparut derrière le rideau végétal de la forêt vierge.
Le sentier était étroit. A la tête de la colonne, Edouardo ouvrait le chemin à coups de machette, tranchant les feuilles gênantes et signalant les racines et pierres dangereuses. Les deux touristes le suivaient, coupant maladroitement et d'un air sérieux les brindilles épargnées par leur guide.
Il y avait quelque chose de surréaliste à voir peiner ces deux jeunes européens en bonne santé sous le poids de leurs bagages, somme toute modeste, tandis que les suivaient des brésiliens beaucoup plus petits et en apparence chétifs, mais chargés comme des mules. Chaussés de simples sandales pour les mieux lotis d'entre eux, leur santé avait subi les agressions d'un environnement hostile et de la vie à la dure, certains avaient perdu plusieurs doigts, l'un d'entre eux était borgne, mais tous avaient le sourire et conversaient joyeusement malgré l'inconfort et l'effort.
Par-dessus le bruit de son propre souffle, Karin entendait le bourdonnement des porteurs derrière elle. Ils conversaient comme s'il s'agissait d'une simple promenade d'agrément. Elle, souffrait de la chaleur, de l'humidité, du sol glissant, de la fatigue, de la marque des bretelles de son sac sur ses épaules, des odeurs parfois oppressantes, de la sueur qui lui coulait dans les yeux, du tissu de ses vêtement qui frottait ses coups de soleil, de ces insectes non identifiés qui tentaient de se poser sur son visage, d'une piqûre sur le bras, de ses pieds qui gonflaient dans ses chaussures de marche... Elle en aurait pour des heures à énumérer la liste de tous ces désagréments qui ne semblaient l'affecter qu'elle seule ! Elle savait que certains de ces hommes ne se rencontraient qu'occasionnellement, ils n'avaient pas de téléphones ni d'autres moyens de communication et qu'ils avaient certainement beaucoup de choses à se raconter. Mais elle ignorait où ils trouvaient l'énergie de parler ainsi en marchant sous l'effort, et quels onguents ils devaient se passer tous les jours pour avoir la peau aussi dure !
La forêt dense et humide déboucha sur une clairière, qui se révéla être un marécage. La pluie avait cessé, mais les boues étaient épaisses et profondes. L'air était brûlant et chargé d'humidité. Karin pensait que l'atmosphère du sous-bois était étouffante, elle découvrit avec stupeur que cela pouvait être pire, la brûlure du soleil en plus.
- Marchez exactement dans mes pas, leur intima Edouardo. Je suis sérieux. Il y a des sables mouvants dans le coin.
Pour illustrer son propos, il fit quelques pas vers un banc de sable entre deux bouquets de hautes graminées et s'enfonça rapidement jusqu'aux mollets avant de s'extirper.
- Il n'est pas très profond, mais si vous y laissez une de vos chaussures, vous avez peu de chances de la retrouver. Plus loin, ce sera vous qu'on aura du mal à en sortir.
- J'ai vu un reportage à la télé sur les légionnaires, ils coupent tout droit dans ce genre d'endroits et plongent jusqu'au cou dans la vase, lui signala Mathias.
- La télé raconte n'importe quoi, répondit Edouardo. Ils t'ont parlé aussi des bestioles qui se glissent sous ta peau ou remontent par ton anus si tu joues à ça, ou de ce poisson microscopique qui remonte le flux de ton urine pour s'installer au chaud dans ta vessie ?
- Euh... Non... J'ai zappé sur un talk-show ensuite...
Mathias ne savait plus ce qui relevait de la plaisanterie ou de l'avertissement et préféra se taire sous le regard amusé de sa camarade de voyage.
Tous deux poursuivirent la marche en collant leurs pas exactement dans ceux d'Edouardo, dont certains les contraignaient parfois à faire de petits bonds sous le regard amusé des porteurs.
Le marécage fut traversé en une demi-heure. L'épreuve incluait le passage sur plusieurs ponts naturels formés par des arbres tombés. Il fallait s'agripper aux racines ou aux branches avant de jouer au funambule le long du tronc si on voulait éviter l'humiliation d'un bain de boue. Les deux touristes passèrent l'épreuve avec succès, non sans frustrer un peu leur guide parfois farceur.
Ils longèrent ensuite un ruisseau dont l'eau était orange comme la terre qui formait le sol à cet endroit.
Une centaine de mètres avant d'atteindre le campement, ils croisèrent, sur leur droite, une clairière, dont le sol était lessivé jusqu'au sombre granit.
- C'est la concession, dit Edouardo, on la visitera demain ! Ce soir, on s'installe, on fait la fête et on se repose !
Une lance à incendie la traversait le chantier, elle était reliée à une sorte de vieux moteur de camion. Un toboggan en bois de trois mètres de long, couvert de boue orange semblait servir à déverser la boue dans un appareillage difficile à distinguer depuis le chemin. Plusieurs arbres étaient couchés en son travers, et un immense arbre centenaire faisait mine de s'effondrer, maintenu à la verticale par quelques racines gigantesques.
Ils continuèrent leur marche vers la forêt et longèrent un ruisseau dont l'eau était devenue soudain aussi claire que de l'eau de source.
Ils pouvaient distinguer à travers l'épais feuillage et les troncs turquins un campement sommaire. Le seul hôtel cinq étoiles à des kilomètres à la ronde !
Caché par les hautes fougères et de hauts arbres aux essences variées, il était constitué de deux abris principaux, des carbets au toit en jute, et d'un troisième un peu à l'écart. Ils avaient été construits avec les moyens du bord : des arbres et leurs branches coupées sur place et des bâches de camion, le tout fixé avec des cordes et des lianes. Le premier carbet était celui des invités. Il avait été terminé la veille et semblait dangereusement fragile. A chaque maigre tronc formant les piliers de sa structure était fixé un hamac, constituant le seul mobilier de la bâtisse. D'épais bambous avaient été tressés ensemble pour former un plancher confortable, qui permettrait aux occupants de conserver leurs affaires au sec et à l'abris de la boue, mais pas des insectes et des visiteurs nocturnes. En guise de porte-manteau, des clous avaient été plantés un peu partout dans les poutres et piliers du carbet.
Un peu plus loin, en contrebas, les deux autres carbets constituaient le dortoir et la cuisine / salle à manger du campement. Le carbet dortoir était un fatras d'affaires entassées par ses occupants. Il comportait pour seul élément mobilier un coffre blindé, âgé, rouillé, mais apparemment très solide.
La gazinière était le seul élément moderne de l'installation, une chance pour Karin et Mathias qu'ils soient tombés sur le seul campement d'orpailleurs gastronomes. La réputation de Linda, leur cuisinière, femme, et mère de substitution n'était plus à faire dans cette partie de la jungle. Elle savait transformer les aliments les plus indigents en véritables festins. Karin avait hâte de goûter à son art, mais ce ne serait pas elle qui cuisinerait ce soir !
Tandis qu'Edouardo préparait un feu pour boucaner l'aïmara pêché sur le chemin, Mathias emprunta la vieille guitare d'un orpailleur et commença à chantonner. Il n'en fallut pas plus pour faire fuir Karin et la motiver à s'aventurer seule dans la forêt. L'ambiance un peu trop boy-scout était un répulsif naturel pour elle, et elle décida de profiter de la salle de bains du campement. Linda lui indiqua la direction de la source où elle pourrait se laver et se détendre dans une eau claire, et lui intima de ne pas s'éloigner du sentier marqué en lui glissant une lampe de poche dans ses affaires.
Alors qu'elle suivait le sinueux sentier, elle entendit derrière elle les notes et la voix approximative de Mathias s'estomper peu à peu en chantant:
- sans parapluie
J'en avais un volé sans doute
Le matin même à un ami...
Elle préférait se faire dévorer par les bêtes sauvages et tous les moustiques de l'amazonie plutôt que de subir ce récital ringuardisant...

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