Karin s'était réveillée tôt ce matin. Enfin, plus tôt que d'habitude.
Depuis qu'elle s'était installée à Kourou, il y a un an, elle se levait tous les matins à 5 heures pour se rendre au travail à 6 heures et demi. Sous ces latitudes, il est préférable de profiter de la fraîcheur du matin si on veut être un minimum productif, même quand on a le privilège de disposer d'un bureau climatisé au sein du très moderne centre spatial guyanais. Par ailleurs, quitter le bureau à 16 heures confère des avantages non négligeables: il vous reste deux bonnes heures pour faire vos courses ou profiter de la piscine de la résidence avant la chute soudaine de la nuit et l'assaut des moustiques!
Pour fêter sa première année sur le projet Tycho, un nouveau télescope spatial constitué d'une flotte de 9 satellites, Mathias lui avait proposé une sortie assez exceptionnelle en forêt, loin des circuits touristiques habituels. Ils quitteraient donc le bureau à midi et se rendraient avec leur paquetage au barrage de petit saut où les attendraient deux guides locaux.
Toute la matinée, Karin avait peaufiné le processus de contrôle des lentilles du télescope numéro sept, déjà en cours d'assemblage en salle blanche. Une anomalie identifiée lors de la mise en fonction du cinquième télescope de la flotte, l'année précédente, avait nécessité la mise en place de nouveaux protocoles de contrôle des lentilles et des capteurs de l'appareil. Il avait fallu embaucher un opticien qualifié disposant de solides connaissances en astronomie et en astrophysique. Karin était la personne idéale, cela ne faisait pas de doute, l'amitié qui liait son défunt père au directeur de projet n'était pour rien ou presque dans sa sélection.Son père aurait été fier d'elle s'il n'avait pas déjà rejoint les étoiles dont il lui avait transmis la passion.
Comme toujours lorsqu'on a d'autres projets, la matinée fut plus chargée que d'habitude. Les problèmes surgirent peu de temps avant la pause de midi et ce ne fut que vers treize heures, avec une bonne heure de retard, que Karin put couper son poste conformément aux consignes de l'IT pour ce week-end. C'était l'heure la plus chaude de la journée. Elle avait beau sortir du bâtiment par son extrémité la plus proche du parking extérieur où elle avait rendez-vous avec Mathias à midi, la chaleur moite l'enveloppa et pénétra en elle comme si elle se noyait dans un nuage de microscopiques gouttelettes vaporeuses. Elle ne s'y habituerait jamais. Il y avait d'abord cette sensation d'étouffement, de suffocation. Cette chaleur qui enveloppait en quelques dixièmes de secondes tout votre corps. Puis, quand vous commenciez à retrouver votre souffle, cette brûlure du soleil, même à l'ombre du bâtiment, irradiant de ses murs et du sol. Elle parcourut la cinquantaine de mètres qui la séparaient du poste de garde en trottant, haletant comme un chien assoiffé, consciente qu'à chaque pas, son corps se liquéfiait littéralement. Elle imaginait à chaque pas les auréoles de sueur qui se formaient et s'accroissaient de seconde en seconde sous ses bras, malgré l'usage intensif de déodorant 48 h ultra concentré en toxique aluminium. Du coin de l'oeil, elle vit la voiture quitter le parking pour l'attendre au point autorisé le plus proche de la sortie.
- J'aurais l'air macho si je dis que tu n'améliores pas la réputation des femmes sur la ponctualité? lui fit remarquer Mathias en sortant de la voiture pour ranger son énorme sac à dos dans le coffre.
- Désolée, j'ai été bloquée par la métropole juste avant de partir, ils se sont encore plantés dans la livraison, et oui, tu n'es qu'un sale macho comme tous les hommes, ici plus qu'ailleurs!
Le parking goudronné de l'entrée du centre spatial ne dispose d'aucun centimètre carré d'ombre. C'est pourquoi, on préfère généralement attendre son taxi ou la navette à l'ombre de la guérite du poste de contrôle, où en plus de la seule ombre disponible à 200 mètres à la ronde, on peut profiter de la conversation des officiers de sécurité, et si on est une jeune femme avenante, d'un généreux rafraîchissement. De ce point de vue, elle pouvait régulièrement observer les nouveaux stagiaires se réfugier dans l'ombre des bois en traversant le champ qui sépare l'arrêt de bus de la forêt, où ils devaient récolter tiques et poux d'agouti à profusion.
- Jette tes bagages dans le coffre et monte vite à bord, on étouffe! lui dit Mathias.
Mais elle regardait les frondaisons des arbres de part et d'autre du large couloir tracé par la route et son périmètre de sécurité au coeur de la jungle.
- Il n'y a pas un souffle de vent, mais la cime des arbres s'agite comme si un orage approchait... dit-elle pensivement.
- Tu as remarqué? Je les observe depuis que je t'attends. Une bonne heure quoi! C'est un groupe de singes. Je ne sais pas lesquels mais ils sont grands. Comme des singes hurleurs ou des singes araignées. Les abords du centre spatial et du terrain de golfe sont riches en animaux sauvages. La chasse y est interdite, et des gardes armés circulent. Aucun braconnier n'approche. Les animaux se sentent en sécurité et se laissent plus facilement approcher... parfois parce qu'ils savent que le prédateur, ce n'est pas l'homme... Pas plus tard que ce matin, j'ai surpris un jeune jaguar sur le terrain de golfe. Je l'ai vu bondir dans un fourré à moins de vingt mètres de moi, juste après le huitième trou. C'est aussi pour ça que j'aime jouer tôt le matin: l'air est frais, il n'y a personne, et on y fait parfois de belles rencontres.
- Sauf quand tu croises un Grage du brésil en période de rut et que tu bats ton record de semi marathon, et qu'on s'interroge raison pour laquelle ce n'étaient pas tes aisselles qui étaient les plus trempées par la sueur?
- Arrête, c'est super dangereux! Normalement il siffle pour te prévenir, et ensuite il attaque, pendant la saison des pluie, c'est le contraire! Et une morsure de cette bestiole enverrait un boeuf ad patres! Allez, monte, tu gaspilles ma clim!
Une fois réfugiés dans la fraîcheur hivernale de la petite clio, Mathias démarra en faisant crisser les pneus.
- En route Starsky!
- Tu es bien le seul homme que je connaisse à éprouver des sensations fortes en entendant le crissement de tes pneus à 20 km/h. C'est un phénomène thermique, tu sais.
- Tais-toi! La thermo-dynamique, c'est mon domaine, cantonne-toi à ta spécialité, les binocles! Et j'aime me contenter de sensations fortes accessibles! As-tu pensé à prendre une moustiquaire, tes répulsifs à moustiques, tiques, gros lourds en tout genre? J'espère que tu as une autre paire de chaussures, Edouardo m'a prévenu qu'on traverserait un marécage et qu'on aurait certainement les pieds dans l'eau.
- Et toi, tu viens toujours au boulot en Tongs?
- C'est la chaussure traditionnelle des brésilien, et après les indiens, ce sont eux les rois de la forêt! Je m'intègre moi, Madame! Au fait, tu pourras me prêter ta crème solaire? J'ai oublié la mienne. En revanche, regarde derrière, j'ai pris Excalibur!
En travers de la plage arrière du véhicule, une machette d'une cinquantaine de centimètres au manche sculpté, occupait la moitié de l'espace.
- Je l'ai acheté au dégrad des Cannes à un marchand à la sauvette! Ca fait des semaines que j'attends de pouvoir m'en servir, j'ai hâte! Pourquoi tu regardes mes pieds?
- Pour garder un bon souvenir de tes orteils avant que tu ne te les coupes accidentellement!
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